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7/01/2017

Il collaborait avec la mort.



"Un matin en rentrant de reconnaissance, le lieutenant de Saint-Engence invitait les autres officiers à constater qu'il ne leur racontait pas des blagues. "J'en ai sabré deux !" assurait-il à la ronde, et montrait en même temps son sabre où, c'était vrai, le sang caillé comblait la petite rainure, faite exprès pour ça. 
" Il a été épatant! Bravo, Saint-Engence !... Si vous l'aviez vu, messieurs! Quel assaut!" l'appuyait le capitaine Ortolan. C'était dans l'escadron d'Ortolan que ça venait de se passer. "Je n'ai rien perdu de l'affaire ! Je n'étais pas loin ! Un coup de pointe au cou en avant et à droite !... Toc ! Le premier tombe !... Une autre pointe en pleine poitrine !.. À gauche ! Traversez ! Une véritable parade de concours, messieurs !... Et encore bravo, Saint-Engence ! Deux lanciers ! À un kilomètre d'ici ! Les deux gaillards y sont encore ! En plein labours ! La guerre est finie pour eux, hein, Saint-Engence ?... Quel coup double ! Ils ont du se vider comme des lapins !"
Le lieutenant de Saint-Engence, dont le cheval avait longuement galopé, accueillait les hommages avec modestie. À présent qu'Ortolan s'était porté garant de l'exploit, il était rassuré et il prenait du large, il ramenait sa jument au sec en la faisant tourner lentement en cercle autour de l'escadron rassemblé comme s'il se fût agi des suites d'une épreuve de haies. (...)
Ceux de l'active racontaient qu'au quartier, en temps de paix, il n'apparaissait presque jamais le capitaine Ortolan. Par contre, à présent, à la guerre, il se rattrapait ferme. En vérité, il était infatigable. Son entrain, même parmi tant d'autres hurluberlus, devenait de jour en jour plus remarquable. Il prisait de la cocaïne qu'on racontait aussi. Pâle et cerné, toujours agité sur ses membres fragiles, dès qu'il mettait pied à terre, il chancelait d'abord et puis se reprenait et arpentait rageusement les sillons en quête d'une entreprise de bravoure. Il nous aurait envoyés prendre du feu à la bouche des canons d'en face. Il collaborait avec la mort. On aurait pu jurer qu'elle avait un contrat avec le capitaine Ortolan."

Louis-Ferdinand Céline, Voyage au bout de la nuit

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